mardi, juin 19, 2012

Cri de terrain

by Samuel Matteau on Wednesday, June 13, 2012 at 3:06pm ·
 
 L'auteur est un citoyen et cinéaste.
 
Depuis plusieurs mois nous parlons beaucoup du conflit étudiant, de la prise de conscience actuelle qui semble annoncer les débuts d’une nouvelle ère pour le Québec : d’un éveil. Ce qui se déroule sous nos yeux n’est pas seulement une transformation sociale, c’est aussi une révolution individuelle.

La force du mouvement naît du paradoxe suivant : c’est la génération d’enfants post-référendaire, nés dans la solitude de la société du divorce et du Spectacle, qui se retrouvent à devoir opérer un changement de fond et un rapprochement collectif. Nous découvrons notre état de présence, nous découvrons, ébahis, que l’émotion d’être ensemble nous pousse vers l’intime. Les événements que nous vivons sont certainement très révélateurs de notre identité en tant que peuple, mais le sont donc tout autant de notre identité individuelle. Ces transformations marqueront sans doute le reste de nos vies.

La jeunesse est-elle en train de vivre une sorte de rite de passage ?

Depuis le début du mouvement, je suis bouleversé. À vingt-cinq ans, je suis en train de faire mienne des expériences qui m’exigent de désapprendre des notions telles démocratie, politique, société, individu, pour les re-fonder à partir d’une impasse. Voilà le travail qui nous est imparti. Nous vivons les changements sociaux à 200 milles à l’heure, de plein front.

Nous avons vécu Victoriaville, nous avons vécu la «répression». Nous avons senti les pavés s’envoler ; la glace se casser. Nous avons vécu la rage et la haine, la violence des policiers, et la nôtre aussi. Nous avons été gazés, poivrés, matraqués, nous avons vu et senti des corps qui se battent, s’aident, se serrent les coudes. Nous avons vécu le chaos, la panique, la beauté du mouvement. Nous assumons la force de nos convictions.
Ce qui se passe dans nos rues rend visible un concentré de sentiments humains qui cherchent à s’exprimer, s’incarner dans une parole. Ces expériences qui prennent naissance en marge sont belles, dures et souvent intransigeantes. Nous sommes dans ce que j’appellerais une forme d’éducation populaire où nous goûtons enfin concrètement à une forme de communauté, à un sentiment d’appartenance. L’individualisme se fissure, notre zone de confort est investie par l’autre qu’on apprend à aimer.

Je me rends compte que nous avons le devoir d’avoir des objectifs communs et une destination semblable pour survivre à la violence de la vie qui frappe. La solidarité, plus que jamais nécessaire, ne sonne plus comme un mot creux. Arrêtés en masse lors d’une manifestation pacifique, pris en souricière dans les rues de Québec, nous avons su garder la tête haute, rester unis malgré l’intimidation des policiers et l’arrogance du gouvernement. Je suis reconnaissant envers cet homme, vivant au 3e étage d’un appartement sur la rue St-Jean et spectateur de cette situation malgré lui, d’avoir organisé un système de corde avec un bac pour nous donner de la nourriture et de l’eau à l’intérieur de ce périmètre.

Dans l’urgence nous nous organisons, nous développons des stratégies, nous créons nos propres médias citoyens. Nous vivons la politique en temps réel, nous débattons et discutons sur de nouvelles manières de gouverner, nous apprenons la responsabilité d’être éduqués, informés et lucides. Nous développons notre créativité. Nous sentons l’exaltation de l’énergie partagée qui pourrait être porteuse de changement.
Avoir fait l’expérience de la symbiose des 200 000 personnes réunies lors des manifestations des 22 mars, 22 avril et 22 mai a changé notre rapport au monde. Nous sommes continuellement au travail dans la panique comme dans le consentement à la beauté du mouvement. Suivre notre instinct nous à fait prendre conscience de nos déchirures intérieures entre désir de chaos, de violence et celui d’harmonie et de bon sens. Beauté d’un peuple en éveil, de l’humanité blessée qui n’abdiques pas.

Avec un peu de recul, ces événements nous permettent d’apprendre à connaître nos réelles motivations, à identifier nos valeurs fondamentales. Face à l’imprévu, le Je découvre sa force intérieure, son vrai visage en même temps que le soin à donner au bien commun. En fait, cette période de chamboulements oblige chacun à se positionner face au groupe, facilitant ainsi l’émergence de nouveaux acteurs et de nouveaux symboles.
De ces épreuves libératrices émaneront très certainement des éléments insoupçonnés, enfouis très loin dans l’inconscient collectif et jusqu’ici soigneusement oubliés. Le désir d’un pays ? Le désir d’une culture québécoise francophone forte ? Le désir d’un changement de paradigme ? Chose certaine, sur le plan individuel, le mouvement social actuel a déjà laissé sa trace dans la conscience des jeunes qui assureront la suite des choses. Serons-nous cette génération de citoyens militants, conscients et politisés qui découvre la force de sa parole ? J’ai confiance qu’avec les récents bouleversements, le meilleur est à venir. Le Québec ne pourra faire moins que de s’en porter un peu mieux. À l’image d’un individu qui se réveille (parce qu’il a assez longtemps rêvé), parfois maladroitement, un peu confus et pas toujours cohérent, laissons le temps au mouvement de prendre forme, de se tenir debout de manière solide.

Comme citoyen québécois et comme jeune cinéaste, je ferai tout en mon pouvoir pour nourrir cette force et m’assurer de l’alimenter, de la documenter, de la réfléchir et surtout de continuer à la vivre. Il est clair que nous sommes à l’aube de quelque chose d’important et que les changements désirés ne peuvent s’effectuer à court terme. Il sera alors important de créer des traces actives, des documents et des œuvres libres qui relateront toute l’énergie et l’ardeur déployées aujourd’hui. Assurons-nous de laisser un legs à la hauteur de notre vision qui transcendera la révolte et amènera la révolution à agir dans le temps.

Notre génération refuse d’être sacrifiée pour la maintenance d’un monde qui se meurt et d’un ordre sans gouvernance fiable.  Mais ne soyons pas seulement les déclencheurs, travaillons aussi à faire que l’horizon reste ouvert pour nos enfants et  petits enfants qui sauront y trouver l’espace nécessaire pour créer un futur viable. Ce n’est peut-être pas nous qui changerons le monde, mais nous aurons au moins le mérite de leur laisser l’élan vers un monde d’amour et de possibilités inespérées.

Samuel Matteau, citoyen et cinéaste. 
(crédit photo : Samuel Matteau, 22 avril 2012)