mardi, octobre 09, 2007

Quelle horreur?? ou Quelle horreur!!!

J'ai souvent entendu autour de moi des gens exprimer leur réticence à aller voir des films, du théâtre ou encore des arts visuels qui traitent de sujets lourds, violents, tragiques, remplis d'horreurs humaines ou, devrais-je dire, inhumaines. Ils invoquent le fait que la vie est déjà bien assez difficile, que le monde est « déprimant », que les journaux et autre médias sont déjà trop remplis d’horreurs. Ils veulent être divertis et s'ils acceptent d'être "touchés" c'est d'une émotion qui les élève, d'une indignation noble ou d'une tendre nostalgie.

Quant à moi, j'abonde dans le sens de Sarah Kane :
"Nous devons parfois descendre en Enfer par l'imagination pour éviter d'y aller dans la réalité. L'expérience de la souffrance imprime en nous les marques de ses leçons tandis que la spéculation nous laisse intacts (relativement) et je préfère prendre le risque de susciter des réactions violentes plutôt que d'appartenir passivement à une civilisation qui s'est suicidée."

Je ne pense donc absolument pas que l'art doit être joli ou gentil, cela étant, je me demande encore et toujours ce qui amène certains artistes et créateurs à explorer l'horreur. Bien sûr, certains diront que ce n'est pas un choix, que l'inspiration les y pousse. Oui, mais POURQUOI?
J'ai donc interrogé l’auteur québécois Olivier Choinière à ce propos et il a eu la grande gentillesse de me répondre. Mais avant de vous présenter notre dialogue, laissez-moi vous présenter l’auteur.

Olivier Choinière est né quelque part au Québec après l’Expo 67 et avant le Référendum de 80. Depuis sa sortie du programme d’écriture dramatique de l'École nationale de théâtre du Canada en 1996, il a participé à plus d'une trentaine de productions.
Il est l’auteur prolifique de pièces telles que Le Bain des Raines, Autodafé, Venise-en-Québec, Le soldat de bois et Jocelyne est en dépression. Avec L’ACTIVITÉ, compagnie qu’il fonde en 2000, il présente du théâtre d’été urbain de série B sur le toit du Théâtre d’Aujourd’hui. C'est avec Beauté intérieure, qu'Olivier initie la déambulation sonore pour un seul spectateur à la fois, qu’il poursuit avec Bienvenue à (une ville dont vous êtes le touriste) et Ascension. Ces parcours urbains conduisent l’auditeur à travers la ville, équipé d’un baladeur.
Bon. Que dire de plus? Sa pièce Félicité sera présentée au Théâtre La Licorne à partir du 16 octobre prochain. Il a gagné plein de prix, il traduit des pièces. Il est drôle… Et il parait qu’il joue assez bien au tennis et qu’il peut caler des pintes de bière sans les mains!(mais ça je ne l'ai pas vérifié)

Olivier Choinière: Hé ben!

Big Sista: Tout d’abord, Olivier, pourquoi écrire et surtout pourquoi écrire du théâtre? Pourquoi pas le cinéma?
OC: Et pourquoi pas la TV?! C’est, à une époque pas trop lointaine, la question que je me faisait poser le plus souvent. Non par ma «matante», supposément avide de voir mon nom défiler dans un générique, mais par les gens de mon milieu, les acteurs, metteurs en scène et directeurs de théâtre avec qui je travaille. Comme si le théâtre n’était qu’un tremplin, une sorte de Star Ac pour public averti, dans l’espoir de séduire quelque producteur et d’avoir enfin accès au plateau télévisé, à une tribune et un public élargis… Le vrai succès, quoi! À quand ma « série lourde »? Quand serai-je BIG?

Les mots que j’écris, je les ai toujours d’abord vus et entendus pour la scène. J’ai étudié dans une école de théâtre, c’est ma discipline, la tradition dans laquelle que je m’inscris, la forme que j’ai envie de questionner, CIBOLE! C’est ce que je connais le mieux, et en même temps ce dont je ne sais rien. J’écris pour le théâtre parce que le mystère reste en quelque sorte entier. Et là où il y a mystère, il y a désir.

Je te dirais aussi que, même s’il s’y passe rarement quelque chose, il se passe quelque chose au théâtre qui ne peut se passer ailleurs. J’imagine que c’est une question de temps, temps partagé avec des mots et des êtres, au présent. Et puis ce jeu du mot-qui-ne-sera-dit-et-entendu-qu’une-seule-fois exige de moi une discipline, une précision, une vigilance… Le théâtre, c’est le « test » de l’écriture. Ça marche ou ça ne marche pas. Il n’y a pas de reprises.

C’est aussi une écriture pleine de trous, que des acteurs viendront remplir. J’écris donc des mots pour que d’autres les disent, non pas à ma place, ni en mon nom, mais pour qu’ils se les approprient, en fassent une parole vivante et autonome, en dehors de mon contrôle. Cela ne va pas sans risque, mais c’est un risque que j’aime prendre, parce que c’est là qu’apparaîtra, peut-être, quelque chose d’insoupçonné.

Dans cet « inconnu qui sera », le public joue un très grand rôle. C’est à sa capacité, ou plutôt à son penchant naturel à imaginer « le reste » que je m’adresse. Dans mes déambulatoires, j’aime bien parler de « spect-acteur ». Le public n’assiste plus au spectacle, il le crée au fur et à mesure, il en devient l’acteur principal. Pas que je rejette toutes responsabilités sur lui, bien au contraire. C’est Michel Garneau qui disait quelque chose comme : « Nous ne serons jamais à la hauteur des rêves de personne. » C’est là une sacrée responsabilité! J’écris parce que personne ne pourra voir le monde comme je le vois, et donc comme TU le vois. Et parce que tout, dans ce monde d’images imposées, tend à écraser le rêve.

BS: Alors pourquoi l’horreur?
OC: C’est le grand débat avec ma mère! Pour elle, l’art, le théâtre servent à nous « élever », aussi bien dire à nous sortir de la boue. Pour moi, ils ne servent à rien, sinon que, par voies détournées, à nous « mettre la face dedans. » Qu’est-ce qui se passe une fois dedans? Est-ce que c’est si pire que ça? Et puis, qu’est-ce qui se passe après l’horreur? Une fois qu’on a vu « ça »? Au fond, que cache cette horreur? Qu’est-ce qu’il y a de l’autre côté?

Lors de la production de Venise-en-Québec, le Théâtre d’Aujourd’hui avait prévu quelques rencontres entre les artistes et le public. Un acteur allait lire un court texte (plutôt horrible), un lundi où le théâtre faisait relâche. Mis à part les directeurs du théâtre, deux ou trois personnes liées de près au spectacle et quelques êtres chers, une seule personne s’était présentée. Le printemps, il est vrai, venait d’éclore. Je ne me serais pas moi non plus enfermé au théâtre en cette fin d’après-midi où la nature hurlait : « Sangria! », si bien qu’il y avait quelque chose d’étrange à la vue de cette femme qui attendait, souriante, que la lecture commence. Alors que nous attendions l’impossible arrivée d’un deuxième spectateur, je lui demandai : « Mais pourquoi êtes-vous venue? » Ce à quoi elle me répondit : « Parce que nous aimons les horreurs que vous écrivez. »

Je n’ai jamais su qui était ce « nous » dont elle se faisait la porte-parole.

BS: Ceux qui avaient aimé Venise-en-Québec, j’imagine.
OC: Peut-être. Je ne pense pas que Venise-en-Québec soit une pièce particulièrement horrible. Odieuse, souvent. Vulgaire pour certaines oreilles, dangeureuse et ambivalente pour d’autres. Mais pas horrible. Sinon que l’horreur consisterait à voir ce « nous » comme des étrangers, comme ces monstres que nous craignons d’être, comme cet Autre que nous craignons tant.

J’ai toujours eu, il est vrai, un penchant pour cette impression violente causée par la vue ou la pensée d’une chose affreuse ou repoussante, tout comme pour ce sentiment de crainte, mêlée d’admiration, de respect devant l’inconnu ou le sublime.

BG: Merci le Petit Robert! Comment est venue l’idée d’écrire de la série B pour le théâtre?
OC: J’ai plus été bercé par Dracula que par le Petit Poucet, quoi que l’histoire du Petit Poucet soit mille fois plus violente : un ogre y dévore des enfants, alors que le vampire ne se contente que de faire deux petits trous dans l’artère d’un dormeur et de lui sucer à peine un ou deux litres de sang. Disons que, pour combattre ma peur fascinée des monstres, je n’avais d’autre choix que de les faire exister, afin de mieux les apprivoiser.

L’horreur s’accompagne pour moi d’une esthétique pop et kitsh, définit par la série B et les films de genre. J’ai toujours trouvé qu’il y avait quelque chose de proprement théâtral dans la maladresse, la pauvreté de ces productions. Une sorte de poésie du concret s’en dégageait, tout en nous fournissant l’occasion d’une mise à distance, qui permettait au rire d’exploser dans les moments les plus tragiques. Quoi de plus drôle, pas vrai, que de voir un homme transformé en mouche, une femme-melon dévorant son enfant à même ses entrailles, ou un homme-concombre être émasculé, aspergeant une dernière fois le public de sa verte semence?

BS: Surtout plongé dans le contexte du Québec des années 50 ou du Canada français du 19ème…
OC: L’horreur me permettait un mélange des genres, des tons, des esthétiques, de réunir l’extraordinaire et le quotidien, le grottesque et le sublime.

BS: Comment l’horreur s’est-elle retrouvée dans les déambulatoires?
OC: C’est avec un personnage cher à la série B – l’homme invisible – qu’est apparue l’idée des déambulations sonores. Le moyen le plus sûr de le rendre scéniquement crédible était, fort assurément, qu’on ne le voit pas. Mais comment le faire exister? Avec un système complexe de cordes et de ficelles? Il me semblait de plus en plus évident qu’un tel personnage ne pouvait apparaître sur scène, mais devait être seulement entendu et ce, dans la rue, là où l'anonymat de la foule est propice aux confessions les plus intimes et les plus troublantes.

Crapaud, sorte de cousin de Grenouille du Parfum de Suskind, est une pathétique créature solitaire couverte de boutons, devenue invisible suite à une surdose de peroxyde de benzoyle. Sa laideur envolée, il peut approcher la beauté – sa voisine – jusqu’à en jouir mortellement. Confident d’un être immatériel, presqu’inexistant, l’auditeur devient le complice d’un meurtre où l’expression « beauté intérieure » sera prise au pied de la lettre… D’une horreur vue, montrée, je passais à une horreur dite, évoquée. Une horreur peut-être plus grande, puisque tout y est imaginé. L’horreur se situe alors peut-être plus dans l’appréhension d’une chose que dans la chose elle-même.


BS: Moi en tout cas, les cris et hurlements proférés dans le noir me font toujours plus peur que les images et me plongent plus efficacement dans l'horreur!
OC: Dans Bienvenue à – (une ville dont vous êtes le touriste), le spect-acteur erre dans les rues de la ville, traverse des quartiers résidentiels, des zones industrielles, des parcs désertés, pour peu à peu retrouver une mémoire qu’il aurait oubliée. Le personnage de touriste qu’il incarne marche vers l’inconnu, pénètre des zones troubles, souvent inquiétantes, de l’autre côté desquelles se trouve l’intime et le familier. Ambiance sonore et sons de la rue, réalité et fiction se confondent, semant le doute quant à savoir ce qui a été « prévu » ou non, avec ces questions : Est-ce que je marche dans la bonne direction? Cet homme étrange est-il un figurant ou un vrai passant? Est-ce que je suis « vraiment » perdu?!

Ce déambulatoire demandait au spect-acteur de faire des choix, d’assumer sa liberté et, surtout, d’assumer une part d’inconnu. L’inconnu fait peur. L’horreur en est la porte, fait des mythes, des fantasmes, des monstres qui nous habitent, face auxquels, pétrifiés, nous faisons l’expérience de notre propre limite. L’horreur cache l’idée de la mort. Elle lui donne en quelque sorte visage. Elle est le masque du Rien. L’horreur, c’est au fond l’horreur du vide.

BS: Comment cela a-t-il influencé l’écriture pour la scène?
OC: Sans les déambulatoires, je n’aurais pas écrit une pièce comme Félicité, où l’action se déroule d’abord dans la tête du spectateur. Par le biais d’un « récit dialogué », les personnages-narrateurs nous tirent d’un bonheur comme d’un rêve, pour nous faire pénétrer, lentement, en enfer, enfer sur lequel notre félicité s’est bâtie. L’horreur ne se trouve pas seulement au bout de cette descente, mais dans la traversée et, finalement, dans la réunion d’univers que tout oppose.
Cette juxtaposition a quelque chose de proprement horrible, puisque nous sommes devant le connu et l’inconnu tout à la fois, incapable de choisir entre un sentiment de réconfort et d’effroi, là où une véritable émotion risquerait de naître.

BS: Es-tu en train de dire qu’on a besoin de l’horreur pour être touché?!
OC: Disons que j’ai très bien saisi ce qu’est le théâtre avec Venise-en-Québec, ou plutôt ce qu’on attend de lui. Au théâtre, on veut être « touché », ce qui revient à dire qu’on ne veut pas l’être. Il me semble parfois qu’il n’existe qu’une seule émotion, l’Émotion Théâtrale du Québec, sorte de baume réconfortant contre l’horreur du réel, à la vue du drame d’autrui, autrui dont nous ne serions surtout pas. Car on ne paie pas un peu moins de trente dollars pour être mal à l’aise, confus ou dérouté, c’est-à-dire réellement touché, si « touché » signifie autre chose que d’être flatté, si possible dans le sens du poil.

BS: Tu y va quand même un peu fort là! Il y a des pièces jouées au Québec(en plus des tiennes)qui s'écartent résoluement de ce confort et qui attirent le public! Par exemple Purifiés de Sarah Kane sur lquelle j'ai déjà écrit, a joué à guichet fermés quelques soirs. Bon faut dire que la sallle était petite!

OC: C'est vrai qu'il existe un théâtre « rentre dedans », dans la mouvance du « In Ya Face », qui cherche désespéremment à créer un rapport direct avec le public, sans mensonges et sans filtres, et qui peut parfois tomber dans la provocation facile, ou susciter des réactions qu’il serait de bon ton d’avoir. Car quoi de mieux que d’avoir été bousculé et « dérangé » sans véritablement l’être, tant nous savions d’avance que nous le serions. C’est, après tout, ce pourquoi nous avons payé trente dollars! Au fond, l’horreur – comme l’art – ne dérangera toujours que l’autre, ce néophyte.

Plus que de vouloir ou de ne pas vouloir être choqué, on ne veut surtout pas être surpris, tout en plaçant le « choc » de la surprise, auréolée d’inconnu et de jamais-vu, au premier rang de nos exigences. L’art, ici, dans son rapport à la consommation et à l’argent, dans les rapports de classe et de caste qu’il définit, n’est pas une rare occasion dans l’existence de se voir un tant soit peu touché par quelque chose, mais sert – au service de qui? – à nous conforter dans notre position, voire à nous enfoncer un peu plus dans notre inertie.

BS: C’est horrible, comme vision de l’art…
OC: Ce qui est véritablement horrible, c’est de voir toute une société se fermer hermétiquement à toute possibilité d’inconnu, incapable d’éprouver de réelles émotions.